Comment les archéologues savent-ils à quoi servaient les vestiges qu’ils trouvent ?

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Aujourd’hui, à l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine, nous accueillons Jean-Olivier Gransard-Desmond, archéologue, qui nous parle… d’archéologie.  C’est vous qui avez choisi le thème de son billet avec Augustin lors du vote réalisé cet été !

Comment les archéologues savent-ils à quoi servaient les vestiges qu’ils étudient ? C’est la question qui vous a le plus intéressés cet été. Par exemple, pourquoi dire qu’une lame en silex a servi à moissonner des céréales plutôt qu’à couper de la viande ? J’ai demandé à Augustin Delage1 de poser la question à son amie Lisa, l’archéologue. Ce qui suit correspond à ce qu’il m’a rapporté.

Fonction et usage, quelle différence ?
Augustin est allé interviewer Pierre-Yves Balut qui a travaillé avec Philippe Bruneau pour élaborer le premier modèle théorique français en archéologie dans un ouvrage très spécialisé intitulé Artistique et archéologie2. Ces deux scientifiques se sont frotté à la question de la différence entre ce pour quoi un objet est fabriqué et comment ce même objet a été réellement utilisé. C’est ainsi qu’ils distinguent la fonction et l’usage. La fonction d’un objet correspond à la raison pour laquelle il a été fabriqué.

Par exemple, une fourchette est faite pour piquer les aliments afin de les amener à la bouche. C’est pour cela qu’elle a un manche et des pointes au bout même si son design a évolué entre l’antiquité gallo-romaine (5-4) et aujourd’hui comme le montrent les images ci-contre.

Cependant, il est courant que la fonction de la fourchette soit détournée. Qui n’a jamais utilisé une fourchette pour couper du beurre ? En bon technologues qu’ils sont, les archéologues parlent alors d’usage. L’usage correspond à une utilisation détournée de l’objet. Augustin m’a confié que le détournement qu’il préfère est celui de l’oreiller. Comment ? Quand il est question de batailles d’oreillers, pardi ! La fonction d’un oreiller est de soutenir la tête, pas de la défoncer. C’est pourtant un usage très courant et fort sympathique utilisé entre amis, même si le mot “défoncer” est un peu fort, je vous l’accorde.
Si tu as d’autres exemples, envoie-les à Augustin. Il sera enchanté de les partager avec ses amis.

Pourquoi chercher à comprendre la fonction des vestiges ?

Comme expliqué dans le précédent billet sur la prospection pédestre, l’objectif des archéologues n’est pas de faire des fouilles, mais de comprendre l’Histoire de l’Humanité.
Pour comprendre l’Histoire de l’être humain, déterminer la fonction et/ou l’usage d’un vestige est fondamental. C’est grâce à cette compréhension qu’il est possible de reconstituer la vie des gens en retrouvant les actions qu’ils réalisaient (couper, racler, frapper, piquer, dessiner, etc.), en identifiant les outils qu’ils utilisaient (couteau, grattoir, marteau, pointe, crayon, etc.), et les conditions dans lesquelles ils les réalisaient (chaleur du feu, froid de l’eau, ajout de matériaux, etc.).

En comprenant la fonction des vestiges, il est même possible de déterminer si l’utilisation de ces derniers nécessitait de travailler à plusieurs ou seul. Cette information peut aider à reconstituer des ensembles de gestes permettant de mieux comprendre l’évolution des spécialités. Si la taille de silex peut s’effectuer seul, la fabrication d’une corde nécessite d’être au moins deux. C’est ce qu’ont démontré Christopher Kilgore et Érik Gonthier en étudiant les traces d’usures sur les rouets (bâtons-percés) de l’époque magdalénienne pour vérifier les techniques de fabrication de cordages en comparaison avec les données de l’ethnologie, c’est-à-dire les données des scientifiques qui étudient les populations encore vivantes.

Enfin, déterminer la dernière utilisation du vestige avant sa perte ou son rejet permet aux archéologues de se rendre compte si le vestige avait été utilisé jusqu’à ce qu’il soit complètement usé ou s’il avait été ré-employé (c’est-à-dire utilisé pour un usage différent de la fonction) ou simplement rejeté pour d’autres raisons que la fin d’un emploi habituel. Les archéologues parlent d’une étude de l’économie des matériaux. Logique, si un outil est jeté avant d’avoir été complètement usé, c’est qu’il y a gaspillage des matières premières qui ont servi à sa fabrication. 

La tracéologie, une des méthodes pour faire parler un vestige

Les vestiges étudiés par les archéologues ne livrent pas leurs secrets aussi facilement. Ils doivent arriver à les faire parler. C’est ce qu’est arrivé à faire l’archéologue russe Sergueï A. Semenov (1898-1978) en travaillant sur les traces d’usure des vestiges.

Reprenons notre exemple de la fourchette pour comprendre le résultat de ses recherches. Quand nous utilisons une fourchette pour piquer les aliments ou pour couper le beurre, les traces d’usure ne sont pas les mêmes. En piquant les aliments, la fourchette va être usée tout autour de ses dents et bien sûr sur le manche qui est tenu par la main. En coupant du beurre, les traces d’usure vont se retrouver sur le tranchant des dents et dans un sens perpendiculaire à celles-ci voire également sur un

e grande longueur jusqu’au début du manche.

Il en va de même des traces laissées par et sur les outils du tailleur de pierre comme sur le maillet et la pointerolle de la photographie  ci-contre.

Chaque ensemble de traces fournit une signature caractéristique faisant office de carte d’identité !

C’est ce qu’avait compris Sergueï A. Semenov qui publia ses travaux en 1964. À partir de cette date, l’archéologie se vit dotée d’une nouvelle méthode complétant l’étude des formes. La tracéologie ou analyse fonctionnelle était née.

Un exemple d’analyse de vestiges avec les amis d’Augustin

Augustin m’a envoyé un dessin qui montre Lisa, son amie archéologue, en compagnie de Ratiche le rat, en train de réaliser une étude tracéologique ou analyse fonctionnelle de la lame n°883 de Charavines en France. Cette lame remonte au Néolithique, et plus précisément entre 2 670 et 2 590 av. J.-C.

Sur le dessin, on peut voir Lisa en train d’utiliser une loupe binoculaire.
C’est l’outil indispensable au tracéologue afin de pouvoir observer les microtraces laissées par l’utilisation de la lame. Elle permet d’obtenir différents grossissements et ainsi de pouvoir repérer chaque trace utile à la détermination de la fonction ou de l’usage.
Elle dispose d’un boitier qui lui permet d’ajuster la luminosité dont elle a besoin pour bien voir l’objet. Jouer avec l’ombre et la lumière permettant de mieux se rendre compte des traces est une des compétences utiles à l’archéologue qui réalise une étude tracéologique.

À partir de la carte d’identité fournie par les stigmates laissés par l’utilisation, Lisa a pu mettre en évidence que cette lame a servi de grattoir pour moissonner des végétaux. Ratiche le rat a déjà vu ce genre d’utilisation dans des rizières d’Asie. C’est ce qu’il souffle à l’oreille de Lisa.
Grâce à l’association entre ethnographie et tracéologie, il est possible que ce grattoir ait été un outil pour récolter le riz durant le Néolithique. Seules la comparaison avec les études archéobotaniques3, la mise en série et l’expérimentation pourront valider ou non cette hypothèse. Mais cela est une autre histoire.

Les ressources complémentaires
Tu veux en savoir plus sur le travail des archéologues, retrouve d’autres étapes dans le cahier d’activités découverte Mon cahier d’archéologie disponible chez Fedora et ses ressources gratuites sur le site d’ArkéoTopia.

Pour notre prochain billet, quelle étape voudrais-tu qu’Augustin nous explique ? La relation entre explorateur et archéologue, la prospection géophysique, comment est financée l’archéologie, etc. À partir des ressources de Mon cahier d’archéologie, choisis ton thème en répondant au sondage fourni par ce lien. Et si tu veux poser des questions toi-même à Augustin, n’hésite pas à lui écrire à augustin@arkeotopia.org ou sur son profil Facebook ou son profil Twitter.

1- Augustin Delage est un archéologue en herbe, héros des aventures archéologiques de Panique au château avec qui les enfants et les pré-adolescents peuvent échanger sur l’archéologie et le patrimoine. Un billet le présentant arrivera bientôt sur Kidi’science.

2- Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut, Mémoires d’archéologie générale. 1-2, Artistique et archéologie, Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1997.

3- Un archéobotaniste est un biologiste spécialisé dans l’étude des vestiges d’origine végétale et animal retrouvés en contexte archéologique.

Auteur

Jean-Olivier Gransard-Desmond, archéologue chez ArkéoTopia, une autre voie pour l’archéologie

Illustrations

  • LMdA_Augustin_7ans_CE.png – Augustin Delage, archéologue en herbe, héros des aventures archéologiques de Panique au château © Angibous-Esnault Ch., 2020
  • ArkeoTopia_JOGD_FonctionDesArtefacts_Fourchettes_Antiquite_1909_web.jpg – Évolution de la fourchette depuis l’antiquité gallo-romaine (5 et 4) à 1909 (1) en passant par l’époque médiévale européenne (3) et islamique (2) © photo 5-4 : Jean-Michel Degueule, Christian Thioc / Lugdunum, CC BY-SA Andrew Richardson, 2007 (3), CC0 Marie-Lan Nguyen, 2005 (2) et Fae (1)
  • https://commons.wikimedia.org/wiki/File:St_georges_cathederal_gnangarra_011.jpg – Stigmates sur un chapiteau en cours de réalisation laissés par les outils visibles à sa droite  / CC BY 2.5 AU Gnangarra, 2009
  • http://arkeotopia.org/images/stories/Services/Boutique/MCA_6_1_LaboTraceologie_Coul.jpg – Exemple d’une analyse fonctionnelle en laboratoire pour déterminer la fonction de la lame n°883 de Charavines par Lisa, l’amie archéologue d’Augustin © ArkéoTopia – Angibous-Esnault, Ch.

 

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