Alice, Darwin et Leigh

Dans le pays des merveilles, imaginé par Lewis Caroll, “on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit”. Est-ce une expression imagée pour évoquer le besoin constant d’évoluer et de s’adapter à un monde qui change sans cesse ?

« Juste à ce moment, je ne sais pourquoi, [Alice et la Reine Rouge] se mirent à courir.
Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que les arbres et tous les objets qui les entouraient ne changeaient jamais de place : elles avaient beau aller vite, jamais elles ne passaient devant rien.
« Je me demande si les choses se déplacent en même temps que nous ? » pensait la pauvre Alice, tout intriguée.
Et la Reine semblait deviner ses pensées, car elle criait : « Plus vite ! Ne parle pas ! »
[…] Alice regarda autour d’elle d’un air stupéfait.
– Mais voyons, s’exclama-t-elle, je crois vraiment que nous n’avons pas bougé de sous cet arbre ! Tout est exactement comme c’était !
– Bien sûr, répliqua la Reine ; comment voudrais-tu que ce fût ?
– Ma foi, dans mon pays à moi, répondit Alice, encore un peu essoufflée, on arriverait généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de le faire.
– On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. »
Lewis CarrollAlice au pays des merveilles – De l’autre côté du miroir

 

La semaine dernière, Ludmilla nous dévoilait que, sûrement, Lewis Carroll avait lu les théories de Darwin. En effet, lOrigine des Espèces est paru seulement six ans avant Alice aux pays des merveilles. Même s’il est impossible de le prouver, Lewis Carroll s’est probablement inspiré des idées de Darwin, sur les espèces disparues, et sur la nature non figée et en constante évolution, pour dépeindre le pays des merveilles où évolue Alice.

Nous allons évoquer aujourd’hui un autre magnifique exemple d’inspiration mutuelle entre artistes et scientifiques.

Dans les années 1970, soit cent ans après la parution de De l’autre côté du miroir, un chercheur en biologie et évolution, Leigh Van Valen, propose la Théorie de la Reine Rouge, ou hypothèse de la Reine rouge, pour décrire les mécanismes de course à l’adaptation évolutive entre espèces.

Cette hypothèse est bien souvent illustrée par une  “course aux armements” que l’on observe parfois entre des proies et leurs prédateurs. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de concurrence entre espèces, de lutte entre et contre des prédateurs ou des parasites. Ainsi, la théorie de Leigh Van Valen se concentre principalement sur les relations conflictuelles entre espèces.
Imaginons un groupe d’êtres vivants en concurrence ! Par exemple, certaines bactéries et les humains.

La peste et le choléra

Yersinia pestis, ici vue avec un grossissement de 200 en fluorescence. Cette bactérie, d’une taille de quelques micromètres, est responsable de la peste. (Courtesy of Larry Stauffer, Oregon State Public Health Laboratory)

Comme tu le sais sûrement déjà, les bactéries sont des organismes vivants, petits (quelques micromètres) et unicellulaires, qui peuvent être responsables de maladies comme la peste, la tuberculose ou le choléra. Les épidémies de peste ont décimé des pans entiers de notre société de nombreuses fois et ont mis à mal notre civilisation. L’épisode de peste noire a ainsi éliminé plus d’un tiers de la population en Europe, entre les années 1347 et 1352 !  

Après la Seconde Guerre Mondiale, la découverte des antibiotiques, des molécules “tueuses” de bactéries, a permis à la médecine, et à la survie humaine, de faire un gigantesque bond en avant.  

Penicillium notatum, un champignon que l’on retrouve sur les fruits et le pain moisi, aussi à l’origine de la découverte des premiers antibiotiques. En effet, il produit une molécule qui a inspiré les chercheurs. Penicillium est une famille contenant presque 300 espèces dont le Penicillium roqueforti, célèbre champignon responsable du bleu du Roquefort !

Alors que l’humain a trouvé un moyen efficace pour lutter contre les bactéries, les bactéries ont réussi à s’adapter pour survivre. Les antibiotiques, utilisés massivement, n’ont pas éliminés complètement les bactéries mais leur ont fourni une pression supplémentaire. Les survivantes aux antibiotiques se multiplient, alors que les autres disparaissent peu à peu, pour finalement créer de nouvelles populations de bactéries plus résistantes aux antibiotiques.  

Les bactéries résistantes aux antibiotiques et qui se multiplient sont un bel exemple de « sélection naturelle ». La sélection naturelle est un élément important de la théorie de l’évolution de Darwin (et oui, encore lui !). Tu trouveras plus de détails sur la théorie de l’évolution en cliquant sur les girafes (BD sur Kidi). Crédit : Pellentz

De nos jours, les antibiotiques sont prescrits avec parcimonie (le moins souvent possible). Tout le monde sait qu’il ne faut pas en abuser : c’est un peu comme expliquer la fabrication de nos armes à nos ennemis ! Mais il est aussi important et nécessaire de développer de nouvelles versions d’antibiotiques bien tolérés par nos organismes car les anciens médicaments sont moins efficaces qu’auparavant.

Alice de l’autre côté du miroir, Lewis Carroll, illustration Sir John Tenniel

Cet exemple, je ne l’ai pas choisi au hasard, est un problème important pour les générations futures. Il illustre aussi parfaitement la Théorie de la Reine Rouge. En effet, pour qu’un groupe d’espèces se maintiennent en diversité et en nombre, il faut que ces espèces s’adaptent aux évolutions des autres espèces. Leigh Van Valen, le chercheur qui a lu Lewis Carroll, a pensé que le passage où Alice et la Reine Rouge courent sans cesse pour rester sur place symbolisait ce paradoxe (fait étonnant car il associe deux aspect apparemment contradictoires) : les espèces en concurrence doivent évoluer constamment pour se maintenir dans l’écosystème (les différentes espèces en interaction et leur environnement).
Les humains doivent mettre au point de nouveaux antibiotiques encore et encore pour résister aux bactéries qui, à leur tour, doivent se modifier pour résister aux antibiotiques.
C’est une lutte qui n’a pas de fin, une lutte perpétuelle.

En réalité, les équilibres sont fragiles

Mais la Théorie de la Reine Rouge reste une théorie. En effet, elle suppose que des espèces qui dépendent l’une de l’autre évoluent toutes “à la même vitesse” : elles sont en équilibre. Cependant, en pratique, l’équilibre peut être rompu : si une espèce ne réussit pas à s’adapter et à évoluer suffisamment vite, elle prend du retard et l’écart peut devenir trop important : elle se fera anéantir par les concurrentes. Une fois cette espèce disparue, un nouvel équilibre se forme entre les espèces survivantes.

Enfin, ce paradoxe ne prend pas en compte directement les conditions de vie, climatiques, physiques et chimiques, les relations d’entraide entre espèces, l’accès aux ressources et les mouvements de populations. Ainsi les réorganisations et modifications profondes d’écosystèmes sont bien souvent dues à des modifications d’environnement (facteurs abiotiques), à des espèces invasives ou encore à une combinaison de tous ces changements.

Deux petits exemples, avant de clore ce petit chapitre, pour illustrer la complexité, la beauté et la cruauté de la nature :

Le mammouth laineux

Cette espèce s’est éteinte progressivement il y a à peu près 10 000 ans, au moment de la fin de l’ère glaciaire. Certaines populations se sont retrouvées isolées à cause de la montée du niveau de la mer. Le nombre d’individus s’est considérablement réduit, diminuant la diversité génétique* et la faculté d’adaptation mais aussi augmentant la propagation de mutations “nocives”. Enfin, l’Homme et sa chasse ont aussi contribué à son extinction définitive.

 

L’angélique des estuaires

Cette plante se trouve uniquement dans les grands estuaires du littoral atlantique en France. Protégée, elle est classée comme espèce menacée en Europe. L’Homme, encore, et l’aménagement intensif des rivages des estuaires ont entraîné une diminution de sa zone d’habitat. Mais aussi, l’Angélique subit la concurrence de la Renouée du Japon, espèce invasive provenant de l’Asie Est et Centrale.
Pendant longtemps, très appréciée dans les jardins de nos pays, la Renouée du Japon a réussi à se disperser en dehors; dans les champs et les rivières. Elle est maintenant considérée comme une des 100 espèces préoccupantes. En effet, elle est très vigoureuse et elle ne connaît pas de concurrent adapté ici en Occident. Elle prend la place des espèces endémiques, comme l’angélique des estuaires, mais entraîne aussi, indirectement, une forte diminution du nombre d’amphibiens, de reptiles, d’oiseaux et de mammifères dont la vie est liée aux rivages et pour qui l’écosystème et les ressources se modifient trop rapidement.

Tu trouveras dans les liens ci-dessous la liste des espèces invasives ( à ne pas planter ! ) et la liste des espèces à protéger (et à planter !).
Regarde les bien avant de faire du jardinage !

 

Auteure : Emilie Neveu / Sense the Science

Pour aller plus loin :

*diversité génétique. Pour en savoir plus sur les gènes, tu peux lire cet autre article de Kidi : https://kidiscience.cafe-sciences.org/articles/cest-quoi-un-ogm/

La biodiversité sur Kidi :  https://kidiscience.cafe-sciences.org/articles/et-la-biodiversite-alors/

Les listes des espèces invasives à ne pas faire pousser dans son jardin : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_d%27espèces_invasives_classées_parmi_les_plus_nuisibles_au_XXIe_siècle

Les listes des espèces menacées et protégées : https://www.iucnredlist.org/fr/

Le ministère français: 330 millions d’euros mobilisés sur 5 ans pour la lutte contre l’antibiorésistance des bactéries : https://solidarites-sante.gouv.fr/archives/archives-presse/archives-communiques-de-presse/article/maitrise-de-l-antibioresistance-lancement-d-un-programme-interministeriel

Les industries pharmaceutiques laissent de côté la recherche sur des nouveaux antibiotiques, car peu rentable : https://www.la-croix.com/Sciences/Sante/Developper-nouvel-antibiotique-rentable-pour-lindustrie-pharmaceutique-2017-02-28-1200828267

 

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